Logical wrong
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le 7 sept. 2020
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Cette chronique est basée sur ma propre interprétation du film de Charlie Kaufman, il est recommandé de ne pas la lire avant d'avoir vu le film, pour laisser à votre imagination et votre logique la liberté de faire leur propre travail
Alors qu'il termine sa journée d'homme de ménage dans le collège où il travaille depuis toujours, Jake rêve à ce que sa vie aurait pu être : il aurait pu devenir un physicien réputé - comme Russell Crowe dans "Un homme d'exception" - ou bien mourir jeune d'un coup de couteau en défendant la femme qu'il aime comme dans "West Side Story", s'il avait pu apprendre à danser, ou encore devenir un critique de cinéma célèbre et redouté comme Pauline Kael et descendre en flammes les films de Cassavetes. Il aurait pu rencontrer une jeune poétesse, qu'il aurait présenté à ses parents et qu'ils auraient immédiatement aimée. Elle aurait pu être peintre, bien sûr, aussi, même si papa n'aurait évidemment rien compris à sa peinture, trop impressionniste. Mais même si elle avait été serveuse dans un fast food, ça lui aurait été, à Jake. Alors il l'imagine, tour à tour sous les traits des jeunes femmes qu'il a désirées en vain, tout au long de sa vie. Et surtout sous ceux de cette rousse pétillante qu'il a osé aborder un soir, dans un bar, il y a 40 ans, et qui l'a regardé comme s'il n'était qu'un misérable moustique.Il est sûr qu'elle ne se souvient plus de lui, alors que lui, Jake, a encore chacun détail de son visage gravé dans sa mémoire : elle aurait pu être la femme de sa vie. Mais non, il a dû rester seul, avec ses parents qu'il a vu vieillir et partir - Alzheimer, puis le grand départ -, sans même l'aide de son chien, qui s'ébrouait tout le temps et qui, à sa mort à lui, a fini en cendres dans un urne, comme un simple objet décoratif. Seul surtout avec sa mère, qui le dégoûtait légèrement, avec sa froideur dissimulée derrière une affabilité de façade. Seul ensuite pour de bon, à supporter les moqueries des serveuses si jolies et si méchantes du glacier où il aime bien s'arrêter chaque soir, qu'il pleuve ou qu'il neige, en allant au boulot : d'ailleurs, sa glace, il ne la mange pas, trop sucrée, il la jette dans le container en bas, mais il a pu reluquer les filles. Si seulement il n'y avait pas cette autre fille, repoussante avec son eczéma sur les bras et qui le regarde comme s'il était un serial killer. Alors qu'il est en pleine dépression psychotique. Et qui ne serait pas dépressif après une vie comme la sienne ? Une vie dont il voudrait bien qu'elle s'arrête, tiens, pourquoi pas ce soir où la neige fait comme un manteau de mort sur le monde entier. Mourir en regardant à nouveau cette pub pour les glaces qu'il aimait tant en étant enfant, mais surtout pas en se remémorant les porcs de la ferme morts dévorés vivants par les asticots parce papa était trop fainéant pour bien s'occuper d'eux... Oui, sa vie aurait été bien plus belle si elle avait pu être même une toute petite fraction des livres qu'il lisait, des films qu'il regardait, dans un monde coloré et gai comme celui des films de Zemeckis. Mais au moins, sa mort, aussi solitaire soit-elle, il peut encore la rêver.
Charlie Kaufman, avec "Je Veux Juste en Finir", nous offre l'une des plus belles œuvres cinématographiques de 2020, un film qui, comme tout le Cinéma qui compte, s'interroge sur le sens de la vie. On pense tour à tour à Bergman (la précision, l'acuité douloureuse de la description des rapports amoureux et familiaux), à Fellini (le fantasme comme refuge, l'enchantement de la vie par l'Art), voire à Tarkovski (... le sens de la vie, bien sûr, quand on erre comme une âme en peine dans un "entre-mondes"...), c'est dire la hauteur à laquelle ce film s'élève. On peut célébrer la beauté de l'image, la qualité de l'interprétation (Jesse Plemons, Jessie Buckley, Toni Collette, David Thewlis, tous quatre époustouflants...), l'inventivité constante de la mise en scène, pourtant jamais tape-à-l’œil, la justesse des dialogues, passionnants... Mais tout cela n'a que peu d'importance par rapport à l'extraordinaire impression que donne "Je veux juste en finir" de toucher à la vérité de ce qu'est une vie. "Je veux juste en finir" tour à tour intrigue, terrifie, amuse, accable - sa peinture de la dépression peut s'avérer trop éprouvante pour de nombreux spectateurs : à la fin, on se demande juste si on a plus de peine devant la vie ratée de Jake ou devant la panique d'un personnage qui sent que quelque chose ne va décidément pas, et n'ose pas réaliser qu'il n'existe pas. Et ça, c'est très fort... Charlie Kaufman vient juste de réaliser ce film parfait qu'il avait en lui, qu'il recherchait depuis toujours.
Maintenant il peut juste en finir.
[Critique écrite en 2020]
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Le 15 septembre 2020
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