À l’instar de la créature baroque incarnée par Emma Stone, Yórgos Lánthimos goute aux joies de la renaissance, de film en film, passant du drame familial (Canine, 2009) à la satire fantastique (The Lobster, 2015), du thriller psychologique (Mise à mort du cerf sacré, 2017) à la comédie historique (La Favorite, 2018), sans renoncer à la fantaisie (conceptuelle ou graphique), afin de mieux disséquer l’hypocrisie des relations humaines, ou de questionner la nature de ces êtres en proie à leurs vices profonds. Avec Pauvres créatures, la renaissance se double du doux plaisir de s’emparer d’une histoire suffisamment extravagante pour se permettre toutes les audaces et folies, comme relier Frankenstein à Münchhausen afin de créer un univers nouveau, truculent, foisonnant et jubilatoire, qui ne ressemble à aucun autre.
Une renaissance confortant, toutefois, le changement de cap entreprit par le cinéaste depuis La Favorite : en délaissant l’écriture du scénario, confiée à Tony McNamara, il laisse ses films se parer de légèreté et d’humour, tout en présentant des personnages désirant devenir maitres de leur destin. La mise en scène devient ainsi son terrain d’expression privilégie, et cela se ressent grandement dans Pauvres créatures : contre-plongées, ralentis, changement chromatique, grand angle, objectif fisheye ... les effets se multiplient au risque de surcharger l’écran et de lasser le spectateur peu réceptif. Mais si Lánthimos se fait évidemment plaisir, son travail formel n’est pas gratuit pour autant et permet de figurer graphiquement l’état psychologique singulier de Bella, jeune femme ressuscitée dans laquelle le docteur Godwin Baxter aura transféré le cerveau de son fœtus.
Et justement, le grand talent du cinéaste sera de donner vie à cette perception d’un monde découvert par un cerveau de nouveau-né, vierge de toute représentation ou conditionnement. C'est ainsi que l’on passe du N&B à des couleurs qui vont progressivement se stabiliser, reproduisant de la sorte la vision évolutive d’un nourrisson. Un point de vue singulier que vient conforter l’usage de l’anamorphique et du fisheye, renforçant la sensation d’être captif d’un réel agissant comme un miroir déformant. La première partie d’ailleurs, avec ses traits expressionnistes et ses sonorités discordantes, traduit très bien la sensation et la naïveté des premières fois : Bella est littéralement une femme-enfant découvrant son pouvoir sexuel, une poupée désarticulée appréhendant ce corps à la fois familier et étranger.
Par la découverte du corps, s’écrit un récit d’émancipation qui détourne le statut de créature créée par l’homme pour interroger sa liberté et sa capacité à accéder au savoir : Bella aime le sexe, partout, tout le temps, et surf sur cette énergie pour croitre intérieurement et s’émanciper des hommes voulant la contrôler ou la posséder. C'est la libération qui est célébrée ainsi, en prenant à rebours les mythes classiques (Frankenstein, Pygmalion) : le patriarcat est fustigé, tandis que les barrières morales d’une société prude et hypocrite sont dépassées par les “bonds furieux” d’une femme se moquant bien des préjugés (excellente scène dans le restaurant).
Astucieusement, Lánthimos transforme le récit d’émancipation en parabole politique et sociale : les expériences sexuelles de Bella se doublent d’expériences sociales, de voyages et de lectures enrichissantes, l’éveillant sur l’état du monde, le cynisme, l’idéalisme, les principes du socialisme, au point où elle en vient à réinventer les règles de ses rendez-vous intimes sous le signe de l’éthique du travail sexuel. Et même si elle est moins grinçante que dans ses œuvres précédentes, la satire touche au but en mettant en exergue les minorités et les dominés, tout en moquant cette société virile tout juste capable de montrer les muscles contre un jeune noir, une prostituée, une dame âgée... n’est-ce pas là, au fond, le plus ridicule ?
Une dimension politique, cependant, dont la teneur à l’écran ne se fait jamais au détriment du ludique et du fantaisiste : Pauvres créatures parle de plaisir et veut véhiculer du plaisir auprès du spectateur. Un plaisir des yeux avec ce défilé d’imaginaires riches en décors et en costumes, avec cette photo fascinante aux teintes pourpres ou bleutées, ou encore avec cette mise en scène joueuse et fantasque... mais un plaisir ressenti surtout à suivre la prestation débridée d’une Emma Stone jouant sans cesse avec son image et les standards hollywoodiens : elle traduit avec assurance les audaces sexuelles et la désynchronisation du corps de Bella, sans craindre de paraitre belle ou laide, désirable ou ridicule. C'est à travers elle que le classique de Mary Shelley se revisite par un prisme féminin, jouant à créer de toutes pièces ce qui n’existe pas, à savoir une femme totalement libérée de l’emprise du monde extérieur, du jugement social, de la morale, etc. Bella agit comme une enfant insolente qui peut tout envoyer valser si l’envie lui en dit. C'est en l’inventant, en lui donnant vie (“it’s alive”), que le female gaze se crée et laisse les hommes à leurs vieux préceptes de pauvres créatures...
(7.5/10)