Métamorphose narcissique
J'aime beaucoup le cinéma de Todd Haynes, lorsqu'il s'attache à porter sa caméra au delà du mur des apparences pour disséquer un certain "American way of life", et traquer les malaises et...
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le 26 janv. 2024
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Présenté en compétition au dernier festival de Cannes où il en est néanmoins reparti bredouille, le nouveau film de Todd Haynes, brillant réalisateur américain habitué de la compétition cannoise, a acquis depuis une belle notoriété dans d'autres festivals de cinéma américains, en faisant un sérieux candidat dans plusieurs catégories aux prochains Oscars.
May December, un titre bien énigmatique qui annonce la couleur et donne un premier indice sur l'intrigue, faite d'oppositions et de contrariétés. Un mois d'été, un mois d'hiver. Une jeune femme, une autre plus âgée. Une vivant avec légèreté, débutante dans la vie, une autre plus fermée, marquée par la vie. Une dualité persistante et savoureuse, découlant sur plusieurs ruptures de tons et créant un paradoxe constant entre des situations légères rendues compliquées par des personnages se prenant trop au sérieux. Ce décalage provoque souvent le malaise que le réalisateur n'hésite pas à pousser à son paroxysme grâce à sa mise en scène, soulignant l'absurdité des personnages et des situations, libérant le spectateur de manière salvatrice par des éclats de rire, comme en témoigne la scène des hot-dogs ou encore le dénouement, absolument exquis. En mélangeant habilement les genres et jouant sur le contraste entre le sérieux et le comique, le réalisateur s'amuse à manipuler le spectateur pour qu'il ne sache plus sur quel pied danser. En découle un décuplement des sensations : l'aspect thriller dérange profondément, lorgnant même sur de l'horreur psychologique, le comique fait mouche à chaque occasion et le côté dramatique nous fait prendre en pitié ses personnages.
Pitoyable, Gracie l'est totalement, et c'est d'ailleurs fascinant tant elle est, il y a vingt ans ou encore aujourd'hui, la propre maîtresse de son malheur. "Les gens peu sûrs d'eux sont très dangereux, n'est-ce pas ?" dit-elle en s'adressant à Elizabeth, la jeune actrice qui va incarner le rôle de Gracie au cinéma. Ironique venant d’elle, pas vrai ? Surtout en acceptant que la jeune actrice vienne l'épier pour être sûre de bien raconter l'histoire. Mais quelle histoire ? L'histoire qui avait fait scandale à l'époque ? Étant donné l'époque actuelle, en pleine ère me-too, qu'attend-t-elle réellement ? Qu’elle soit mieux vue, que l'Histoire la pardonne ? Laissez-nous rire. Cela montre à quel point Gracie (excellente Julianne Moore) est totalement hors-sol, qu'elle vit dans ses fantasmes. À travers la création de ce film, on y voit une évidente tentative de rédemption en espérant qu'on la voit telle qu'elle est réellement, que son amour est sincère et que ses intentions sont bonnes. Mais quelle naïveté. Le film va la stigmatiser et la traiter comme une bête de foire, encore et toujours. Puis, si la société l'a écrasée il y a vingt ans, c'est un rouleau compresseur qui va l'achever aujourd'hui. Le réalisateur se moque, avec gentillesse et tendresse, de ce personnage inoffensif mais terriblement naïf. Même pour elle et pour son couple, objectivement, ressasser le passé n'est jamais sein. Gracie s'oblige à revivre le même cauchemar : c’est là qu'elle se rend si pitoyable car elle ne se rend même pas compte du mal qu'elle s'inflige à elle-même et à son entourage en se replongeant dans quelque chose qui l'a poursuivie toute sa vie. Tout ça avec pour témoin Elizabeth (troublante Natalie Portman) qui, aux côtés des spectateurs, observe la chute de ce couple et de ce havre de bonheur dont la perfection est si fragile. Haynes montre le désespoir de cette femme, accusée et (re)mise sous le feu des projecteurs, et critique avec pertinence les tous beaux tous riches qui voient la vie en rose, et qui, lorsqu'on flatte un minimum leur ego, baissent la garde, surtout lorsqu'ils sont en quête de réhabilitation, avec pour point d’orgue ce dénouement, absolument hilarant, qui enfonce le clou en ridiculisant une fois de plus cette pauvre femme, décidément le souffre-douleur du long-métrage.
Le triangle amoureux est évidemment le sujet initial du film mais l'enjeu n'est absolument pas là. On se fiche bien de savoir si le jeune beau gosse va finir par sauter la jeune actrice, c'est tellement évident que le réalisateur appuie cette thèse dès le début, le sujet est autre part. Il est sur ce couple hanté par les regards extérieurs, coulant sous les jugements des autres, de la morale, de la bienséance de la société, et dont la chute ne s'amorce décidément jamais avec le projet de ce film. Une critique acerbe des petits fouineurs, de la presse à scandale, tout en évitant d'être complaisant envers ses personnages qui ont tous des mauvais côtés. Ce triangle amoureux vampirique est parfaitement mis en scène sous la caméra de Haynes, notamment avec les jeux de miroir qui emprisonnent tour à tour les personnages dans le cadre, tous liés vers une chute inéluctable. Car oui, même Elizabeth l’est, avec un personnage aussi mauvais à incarner en biopic, difficile de ne pas imaginer voir la jeune actrice tomber en disgrâce. Un cadeau empoisonné.
May December est un film redoutable, plein d'humour, d'étrangetés, avec une mise en scène élégante et une musique l'étant tout autant, donnant à son trio de tête des rôles à la hauteur de leurs talents : immenses. Dans la veine de Tár dans le genre chute d'une icône.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Films vus en VO, Journal de bord 2023, Festival de Cannes 2023, Les films les plus attendus de 2024 et 2024 : odyssée au cœur du septième art
Le 11 janvier 2024
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