Il se passe quelque chose du côté du cinéma québecois depuis quelque temps. Là où il est toujours tentant de n’envisager ce dernier que sous l’angle de l’accent rigolo légèrement folklorique, et donc de n’imaginer que des films légers très couleur locale, on voit fleurir depuis quelques années une cinématographie riche de jeunes talents dans des domaines divers et variés, et surtout avec un langage formel souvent stimulant. Après Monia Chokri et en attendant la sortie du très beau et séduisant Vampire humaniste cherche suicidaire consentant, voici venu le troisième long métrage d’un certain Pascal Plante, auteur il y a quelques années d’un film remarqué par la critique, Nadia, butterfly, et qui change ici violemment de registre pour un thriller malsain et pétrifiant, allant bien au-delà de son postulat de base pour aller chercher dans les tréfonds les plus sombres de l’âme humaine, là où tant d’autres auraient peur de s’engouffrer et où il trouve matière à une réflexion globale passionnante et perturbante.

Prenant place dans un tribunal, au début d’un procès que l’on comprend immédiatement comme étant celui du siècle, le récit concerne le tueur présumé de trois jeunes filles dans des conditions particulièrement sordides, ayant filmé ses forfaits à destination de consommateurs prêts à payer pour ce type d’horreur, et dont la troisième vidéo est toujours introuvable. C’est là que deux jeunes femmes attendent chaque jour pour assister en tant que simples civiles au procès, fascinées bien au-delà du simple intérêt pour une affaire macabre …

Là où un film plus classique aurait pris place dans ce tribunal pour s’attacher de manière factuelle au simple déroulé du procès (registre ayant donné plein de très beaux films dans l’histoire du cinéma), le cinéaste du film présent va plutôt en profiter pour nous livrer un récit retors riche de ses nombreuses chausses trappes, bifurquant sans cesse au moment où l’on pourrait se croire installé dans une direction, pour nous troubler davantage à chaque instant. Disons-le tout net, le climat installé minutieusement aura de quoi ébranler les spectateurs un peu sensibles. Sans avoir recours au moindre effet tapageur (pas de gore ou de violence graphique), le film provoque malgré tout un malaise perceptible dès les premiers instants, et qui n’ira que grandissant au fur et à mesure de la plongée de ses protagonistes dans l’enfer du dark web, lieu de tous les fantasmes plus ou moins avouables, dont le plus répandu concerne évidemment les fameux snuff movies, ces films montrant des tortures et meurtres réels à destination de riches consommateurs prêts à payer des fortunes pour y avoir accès, et dont on ne parvient toujours pas à dire s’il s’agit d’une légende urbaine ou bel et bien du résidu le plus absolu de ce dont est capable l’être humain. S’il est difficile de décrire de manière précise jusqu’où le film va aller sous peine de déflorer ce qui le rend si impactant à la découverte, on peut malgré tout affirmer que, par son point de vue et sa mise en scène, le cinéaste trouve une nouvelle façon d’aborder ce type de thématiques, débarrassé de la moindre référence en la matière pour aller arpenter des territoires que l’on croyait éclusés par tant de films plus ou moins racoleurs, et nous livrer la quintessence de ce thriller contemporain que l’on aime tant mais ayant du mal à se renouveler.

C’est justement par ce fameux jeu sur le point de vue ainsi que sur la grammaire stylistique explorée par le metteur en scène, que le film va s’avérer si riche et passionnant, au-delà de son ambiance angoissante et traumatisante. Dès les premières images, où l’on suit l’anti héroïne marcher jusqu’au tribunal, se créé un climat d’incertitude sur ce que sera l’enjeu principal du film. S’il est immédiatement admis que le cœur de l’histoire concernera bel et bien la personnalité du présumé tueur à travers les divers témoignages devant donner lieu à la condamnation ou non de ce dernier, il s’agira surtout, à travers cette sordide affaire, de comprendre ce qui, dans notre société contemporaine, peut amener tant de gens à être fascinés par les serial killers, et plus généralement par tout ce qu’il peut y avoir de plus sombre dans l’âme humaine. Si l’on ne fait pas preuve d’hypocrisie, il nous sera difficiles de nier avoir un jour ou l’autre été tentés par la lecture de quelque fait divers bien crapoteux. Il n’y a qu’à voir les documentaires produits à la chaine par Netflix en la matière pour comprendre qu’il y a bien quelque chose qui se passe à ce niveau, qui va bien au-delà des clichés que l’on pourrait émettre de manière paresseuse pour décrire les personnes intéressées par ce type de sujets. Et là où est la force principale du film, c’est dans l’ambiguïté permanente du traitement de ses personnages, les deux jeunes femmes étant réunies par la même envie de voir le visage du mal au plus près, mais pas forcément pour les mêmes raisons. Et là où un cinéaste plus simpliste se serait contenté d’explications psychologiques banales pour tenter d’expliquer ce rapport complexe à la figure monstrueuse du tueur, le film restera au contraire toujours dans cette zone d’ombre, laissant entrouvrir quelques pistes de réflexion, mais ne se risquant pas à partir dans des raisonnements psychanalytiques contre productifs qui éloigneraient le tout de sa direction générale. Naviguant donc sans cesse entre chaud et froid, le spectateur se retrouve à suivre deux personnalités dont il ne parviendra jamais totalement à bout, en ayant malgré tout la possibilité de se faire son propre chemin à l’intérieur du récit et de lui-même, ce qui est la plus belle preuve d’honnêteté de la part du scénariste/ réalisateur.


Par-delà ses qualités dramaturgiques impressionnantes de la part d’un si jeune metteur en scène, ce sont les qualités formalistes qui clouent davantage encore et laissent penser que l’on a peut-être là l’un des futurs gros noms du cinéma mondial derrière la caméra. Car celui-ci réussit ici le plus difficile, à savoir filmer une abstraction globale et rendre le tout cinégénique et fascinant. Qu’il s’agisse de cette façon de filmer les bâtiments, les rues tristes et froides de Montréal, ou les errances dans les transports ou dans l’appartement de la protagoniste principale, il y a quelque chose de profondément juste et incarné de l’environnement, allant bien au-delà de la simple illustration formaliste, pour aller capter quelque chose d’une désespérance urbaine ambiante et, résultante de tout ça, d’un espace mental disant évidemment quelque chose de ses personnages. Filmant le flux, la circulation des données avec une force abstractive digne des plus grands formalistes contemporains (on pense à l’ouverture de Hacker de Michael Mann, où l’on suivait des données informatiques abstraites), sans jamais perdre de vue sa narration, Pascal Plante invente le thriller 2.0, parfaitement ancré dans son époque, et ne singeant jamais ses prédécesseurs pour aller, peut-être, toucher du doigt un certain avant gardisme qui le placera, espérons-le, parmi les films incontournables du genre dans les prochaines années. Car il faut beaucoup d’assurance et de talent pour oser filmer en grande partie un personnage tapant sur un clavier, et rendre ce type d’imagerie froide et désincarnée si captivante, trouvant le juste équilibre entre aspirations formelles quasi expérimentales, et un récit pouvant être suivi par le plus grand nombre. C’est ainsi que, au-delà de l’impact terrible de ce qui y est raconté, pouvant rivaliser sans peine, voir même surpasser, les films d’horreur les plus horribles des dernières années par cette force évocatrice des pires abominations (redisons-le, l’histoire est purement et simplement abjecte et atroce), de l’efficacité dramaturgique et de la fascination que l’on peut ressentir face au visage impénétrable de son actrice principale, aussi attirante que glaçante, il se joue ici quelque chose de bien supérieur au simple thriller à thématique tendancieuse, pour nous laisser seuls face à nos propres démons, un peu estomaqués lorsque commence le générique de fin.

Dire que le résultat ébranle jusqu’aux esprits les plus solides par son ambiance savamment orchestrée, et sa façon de traiter son sujet de manière à la fois pudique et sans aucune restriction morale,est un euphémisme. Le film fait mal sans rien nous montrer (ou presque), laisse le hors champ faire son œuvre, ayant bien assimilé les leçons des grands maîtres en la matière, mène son récit à son issue avec juste ce qu’il faut d’ellipses maîtrisées pour nous laisser notre propre espace de réflexion, et ménage ses quelques moments traumatiques avec patience, précision et, osons le dire, virtuosité, glissant progressivement dans l’horreur la plus absolue et insondable en modifiant sa grammaire filmique subtilement, amenant tout naturellement vers des moments suspendus et hypnotiques, plaçant immédiatement son instigateur auprès des plus grands créateurs de formes contemporains, dans un domaine où même l’un des Maîtres en la matière, à savoir le grand David Fincher, s’est en partie planté avec son dernier film, échouant à capturer de manière pertinente ce contemporain si justement capté par ce film en forme de claque majeure.


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Le 19 janvier 2024

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