La Zone d’intérêt débute par un écran noir de 5 minutes accompagné d'une musique assourdissante qui donne le dispositif du film : on ne verra rien mais on entendra tout. Le camp d'extermination (hormis un très bref insert) sera hors champ tout le long du film, caché par un simple mur de béton gris duquel n'émergeront que les cheminées des fours crématoires crachant leurs fumerolles comme des volcans, tout comme la bande-son crachera les cris, les marches des soldats et les coups de feu du camp dans un montage sonore continu et bruitiste.

Le dispositif filmique aurait pu être celui d'une installation d'art contemporain, un dispositif qui sera d'ailleurs justifié par la dernière scène du film. Les caméras qui filment l'intérieur de la maison seront positionnées exactement aux mêmes endroits toute la durée du métrage, et semblent être déclenchées par des détecteurs de mouvement, pour un résultat qui rappellera au choix le jeu vidéo Resident Evil ou une émission de télé-réalité. Les seuls mouvements de caméra que le réalisateur s'autorise sont les quelques travellings lorsque les personnages marchent le long du mur d'enceinte.

Les personnages filmés la plupart du temps en plan moyen évoluent d'une pièce à l'autre comme dans un appartement-témoin IKEA, répétant des motifs d'une vie domestique d'une grande banalité, dans une sorte de parodie de banlieue américaine typique des années 50, avec les enfants blonds qui jouent, le linge étendu, les domestiques, le chien... Tout le film joue du contraste de cette vie bourgeoise de la famille Höss et de l'horreur des camps d'extermination. Höss est dépeint comme un directeur d'usine, un petit patron qui cherche à optimiser les profits par tous les moyens, dans un parallèle qui rappelle les thèses assez discutables de l'historien Johann Chapoutot qui comparait le nazisme...au management de France Télécom [1]. Höss dit au revoir à sa femme chaque matin comme un simple bureaucrate (ce qu'il est in fine), est passionné par l'amélioration du "rendement", reçoit un ingénieur qui propose un nouveau modèle de four crématoire plus efficace, est promu superviseur de l'ensemble des camps d'extermination, revient finalement à Auschwitz une fois qu'il est calculé que son successeur a fait baisser le "rendement"...

Le film épuise rapidement le programme évoqué dans les deux premières scènes. Il semble tourner en boucle, un peu comme ces courts-métrages projetés dans les musées qu'on commence à visionner en plein milieu et dont on voit la début après avoir vu la fin. Il consiste en une accumulation de scènes à la symbolique très appuyée, à commencer par toutes celles qui impliquent les restes humains : les dents qui deviennent des jouets, les robes que se disputent les ménagères, et, apothéose symbolique, les cendres des fours crématoires utilisées pour favoriser la floraison des roses que la femme de Höss fait respirer à son nourrisson (oui, je me suis documenté chez Rustica pour écrire cette critique). La balourdise du procédé, particulièrement pour cette dernière scène, n'est pas sans provoquer un certain malaise. Dans l'éternel débat sur la représentation de l'Holocauste au cinéma, ces allusions appuyées qui semblent illustrer laborieusement le concept de banalité du mal de Hannah Arendt ne seraient-elles pas plus obscènes que la représentation directe des camps qu'avait choisie Steven Spielberg ?

Entre ces séquences répétitives (le film ne possède - volontairement - aucun enjeu dramatique et là encore le parallèle avec une émission de télé-réalité prend tout son sens) viennent parfois s'insérer des effets de mise en scène pompeux : des écrans rouges, des scènes en négatif d'une jeune femme essayant d'aider les prisonniers. La fin du film est l'occasion d'un ultime effet d'esbroufe sous forme de métaphore éculée entre le nazisme et la maladie : le nazisme est dompté, muséifié mais toujours un danger prêt à ressurgir.

On pense beaucoup à un certain type de cinéma qui a fait les délices de la critique cannoise ces 30 dernières années : Ruben Ostlund, Lars Von Trier, Michael Haneke, Yórgos Lánthimos, par l'aspect expérimental et conceptuel au service d'une thèse politique très explicite. Et reste l'impression désagréable d'avoir vu un film fait "pour Cannes", pour ses critiques, pour son jury, pour son goût érigé en modèle dans une caricature de lui-même.

Critique écrite le 21/01/2024.

[1] Johann Chapoutot : "Le nazisme, une multitude de centres de pouvoir qui sont autant de petites féodalités", France Culture, 10 janvier 2020. https://www.radiofrance.fr/franceculture/johann-chapoutot-le-nazisme-une-multitude-de-centres-de-pouvoir-qui-sont-autant-de-petites-feodalites-6970670

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