L’accueil que nous réserve La Zone d’intérêt est pour le moins particulier : cinq minutes d’écran noir s’imposent à notre regard, tandis qu’une musique assourdissante malmène nos oreilles. Une entrée en matière surprenante et dérangeante, annonçant de la sorte le reste du film, mais qui est faite surtout à dessein : nous, spectateur du XXI e siècle que nous sommes, pensons avoir tout vu et tout connaitre de la guerre et de ses maux : à quoi bon évoquer de nouveau la Shoah, alors que tant d’œuvres lui ont déjà été dédiées ? Et bien peut-être parce que “voir” ne signifie pas toujours “comprendre”, et qu’à force de tout voir, nous ne comprenons plus grand-chose... notamment les raisons qui ont poussé un esprit humain à agir de manière inhumaine...
La zone d’intérêt du titre renvoie au terme “das Interessengebiet” utilisé par les nazis pour nommer les camps. Mais la zone d’intérêt, pour le spectateur, correspond bien évidemment à ce qui se situe dans le cadre (la maison de la famille du commandant d’Auschwitz), contrairement au hors-champ (le camp lui-même). Jonathan Glazer, en adaptant l'ouvrage de Martin Amis, joue ainsi sur nos attentes et prend le parti de montrer moins afin de mieux faire comprendre, laissant sa caméra hors des camps pour mieux s’immiscer dans l’esprit de ceux qui sont devenus criminels de guerre. Il sollicite l’attention et l’intelligence de son spectateur, tout en respectant le dogme lanzmannien de l’irreprésentabilité : ne jamais montrer les camps de concentration, les déportés et les chambres à gaz sont relégués dans les recoins de la bande-son, tandis que l’écran recueille la vie paisible de Rudolf Höss, le commandant du camp d’Auschwitz-Birkenau, et de sa famille.
Comme le suggérait Godard en son temps, Glazer épouse certes le point de vue des bourreaux nazis, mais en portant son attention sur les lieux, le domicile familial adjacent aux horreurs : tout le décor du film est un Eden, un jardin idéal où la beauté des fleurs et de la nature attire forcément les regards. Mais notre attention, notre intérêt, se porte au-delà de la simple surface des images, attirés que nous sommes par une sonorité incessante, composée de cris provenant d’une sorte de rumeur industrielle, et des éléments interpellant (fumée s’échappant de l’arrière-plan, barbelés grignotant le cadre...) qui révèlent la présence sous-jacente de l’horreur.
C’est la première réussite du cinéaste que de présenter un mal à visage humain, ordinaire, tout en ne taisant jamais ce qui se joue au même instant pour mieux le rendre palpable. La force suggestive, permise par le contraste entre le son et l’image, est également provoquée au montage par des ellipses passant de l’obscur au lumineux, ou encore dans des déclinaisons poétiques, comme lors d’un gros plan d’une fleur sur un fond sonore terrifiant, avant que l’image ne soit noyée de rouge. Même si sa démarche semble parfois trop mécanique ou redondante, sa mise en scène est suffisamment troublante pour nous questionner sur ce que nous voyons : les images sont trompeuses, elles ne recèlent pas toute la vérité. Il faut faire confiance au son pour éventuellement l’appréhender, porter notre intérêt au-delà des évidences afin de saisir toute l’ampleur du drame qui se joue.
Et pour nous aider à en prendre la mesure, Glazer évite l’attendu récit de l’origine du Mal : si les crimes ne sont pas visibles, les Nazis sont, eux-mêmes, mis à distance, dans un cadre qui semble être perçu par des caméras de surveillance, comme dans Mon Oncle de Tati (sans trace d’humour, évidemment, afin de renforcer l’impression de milieu carcéral, les personnages étant observés par le spectateur comme le détenu par le maton), ou encore à travers des plans fixes desquels émergent quelques bribes de conversation concernant le fonctionnement des fours crématoires ou la meilleure optimisation des camps. La question des motivations n’est jamais abordée, tout comme la possibilité d’une remise en cause n’est jamais esquissée. Ce qui intéresse Glazer est tout autre et concerne tout le monde même ceux qui ne sont pas Nazis : il s’agit plutôt de cette passivité, de cette léthargie, qui pousse le quidam à fermer les yeux sur l’horreur du moment où il peut jouir de quelques bénéfices secondaires. C'est pour cela que la caméra s’attarde sur Hedwig Höss, plutôt que sur son mari de nazi, afin de nous faire percevoir l’effroyable comportement de celle qui cautionne le massacre car elle en tire profit (bijoux, fourrure, demeure paradisiaque...). L’indifférence glaçante du personnage (très bien tenue à l’écran par la remarquable Sandra Hüller) renvoie le public à sa propre passivité quant aux conflits contemporains épiés bien souvent du coin de l’œil : une zone d’intérêt qui demeurera toujours limitée tant que les consciences seront somnolentes.
La conscience, pour les personnages, intervient ici sous la forme d’un refoulé, que l’on entraperçoit dans des séquences oniriques, en noir et blanc négatif, au cours desquelles une jeune fille va semer des pommes, tel le Petit Poucet, pour retrouver le chemin (de son éveil). Il est perceptible également lorsque le commandant descend le long escalier (de sa conscience) avant d’être pris de nausées, tentant de vomir un mal qui ne peut sortir. Une conscience, surtout, qui rattrape le spectateur à la faveur d’une séquence, tournée de nos jours, dans le musée d’Auschwitz-Birkenau : toute l’horreur de la Shoah est là, contenue dans ces objets exposés derrière des vitres bien lisses que l’on astique quotidiennement. Mais les voyons-nous vraiment ? À nous, aujourd’hui, de porter notre regard au-delà de ces simples images et d’avoir conscience des morts qui s’y cachent.