Ainsi débute l'année 2024.

Véritable hagiographie de la liberté sexuelle féminine, Poor things est une œuvre pleine d'humour à la texture d'image épurée et richissime de couleurs qui scande les principes fondamentaux du féminisme dans une atmosphère d'un Londres rétrofuturiste du XIXe siècle surplombé d'un paysage aux décors sur-faits et kitsch au possible.

Nous suivons alors le parcours initiatique d'un être tout juste né - tout juste créé plutôt - au corps d'adulte mais à l'idiome partiel et enfantin qui grandit dans une maison cloîtrée. Cette créature arriérée à mobilité réduite doit apprendre à s'approprier le langage, les coutumes et les conventions d'une société dont elle ne connaît rien si ce n'est le dogmatisme présent autour de son père spirituel, dit le "God". Un docteur aux méthodes déconcertantes et pittoresques opérant sous le joug d'une éducation traumatisante mais fondatrice de son génie (cobaye principal d'un père sans cœur, il n'échappera cependant pas à quelques touches d'humanité : "toujours incisé avec compassion").

Bella est une expérience scientifique qui expérimente l'humanité.

Son confinement s'apparente au préambule de la vie, lieu où elle découvre les commodités du langage (pour saluer quelqu'un il vaut mieux lui serrer la main que le frapper en plein visage), les joies gustatives du palais (il y a des aliments qu'on aime, d'autres qui nous débectent), le principe du chaos (jetez une assiette par terre, elle explosera en milles morceaux), la fragilité physique humaine (des corps qui se blessent et se disséquent par dizaines suite à des incisions d'une fluidité déconcertante) ou encore la réactivité nerveuse de son vagin (non seulement par ses mains mais aussi avec des fruits ou par les mains d'un corps étranger).

(à partir d'ici il se pourrait que je divulgâche légèrement)

La phase de l'enfance passée, il s'agit maintenant pour Bella d'explorer le nouveau monde.

L'inauguration de ses tribulations se distingue dans le franchissement symbolique des parois de sa maison natale, l'imprégnant de la notion de décision, lui annonçant doucettement l'ampleur de son libre-arbitre. Et si ses découvertes gustatives et sexuelles continuent de s'émanciper sans coup férir par le biais de dégustation locales (ce terme désignant aussi bien les mets typiques du pays que les performances coïtales de Duncan Wedderburn), c'est bien l'apprentissage de la réflexion philosophique et la constatation de l'inégalité sociale qui frapperont de plein fouet la conscience récemment acquise de Bella Baxter.

Des bébés meurent pendant que des adultes se goinfrent de victuailles. La déliquescence de l'éthique humaine est totale.

La parenthèse du traumatisme est passée, l'apparition de la compassion est effectuée et le personnage d'Emma Stone (qui, par ailleurs, livre une performance EXCEPTIONNELLE méritant amplement les majuscules) continue son country trip initiatique.

Enfin maîtresse des déambulations de son corps et des divagations de ses pensées, elle fait halte dans une maison close, emblématique temple de l'adultère.

Cet arrêt inévitable laisse place à la dichotomie du bien et du mal, de l'esprit et de la chair, du plaisir et de la douleur, de l'éthique et de la dépravation.

Et si elle s'étonnait d'une évidence déroutante du plaisir aux prémices de ses expérimentations corporelles ("regardez, le saviez-vous ?" dit-elle à sa servante en lui attrapant spontanément l'entre-jambe), elle découvrira dans cette institution éducative toute la pléthore des dérives sexuelles : que ce soit des rapports inintéressants de trois coups de reins, des séances passants par le jeu de rôle, l'association de l'acte à la tendresse (elle apprend à connaître son client et, par conséquent, découvre petit à petit l'intime), des rapports qui font mal (mais qui apportent, étonnement, une sensation incomprise de jouissance), la possibilité de le faire avec des femmes voire même un découlement de la pédérastie grecque antique (le père apprenant à ses fils comment procréer).

Il faudra d'ailleurs pour certains spectateurs mettre leur chauvinisme de côté afin de rire pleinement de la représentation qui est faite des français de cette époque, aussi laids qu'immoraux, aussi minables que repoussants.

Malgré un apprentissage sexuel achevé et une émancipation totale de son acabit, Bella Baxter sera vite rattrapée par un emmurement inévitable.

D'abord par son mariage devant la lier à Max McCandless, puis par son ancien mari revenant d'entre les morts, ou plutôt revenant chercher la morte.

La demeure d'Alfie Blessington miroite non seulement l'enfance de Bella mais aussi l'embrigadement de la société. Une société masculine violente ("Jésus christ en personne vous fracasserait le crâne") voulant tout contrôler au point d'en venir à l'ablation du clitoris, symbole du plaisir, de la féminité, de l'identité.

Nous remarquerons aussi que pas un seul instant le thème des menstruations n'est abordé dans le métrage. Le sang est-il déjà si abondant dans le film qu'il suffit à lui-même pour représenter ce fléau ovulatoire omniprésent et essentiel de la reproduction ? Le réalisateur considère-t-il que l'importance du message émancipatoire repose en partie sur le plaisir féminin et qu'il serait donc inconvenant de représenter ce qui est tout sauf du plaisir ?

À vous d'en juger.

Sortant tout juste de son morbide et nécrophile Bleat, Yórgos Lánthimos disséque, dans sa nouvelle réalisation récompensée à la Mostra, d'une précision chirurgicale non pas des cadavres inertes mais la relation d'une femme - des Femmes - à un monde patriarcal et hétéroclite qui fut et est encore trop problématique, trop stigmatisant, trop conservateur des principes mysogines d'antan.

Cette comédie noire surréaliste jouit à la fois d'un jeu d'acteur impressionnant (si Emma Stone absorbe totalement l'écran, on ne peut passer à côté du jeu de Willem Daffoe, Mark Ruffalo, Ramy Youssef, Christopher Abbott ou Kathryn Hunter) mais surtout d'une réalisation millimétrée et époustouflante accentuée par ses fonds verts assumés, sa plastique rétro, son utilisation réfléchie du noir et blanc et ses procédés techniques efficaces (notamment ce rare mais magique "Fish-eye").

La péroraison de ce panégyrique féministe présente dans un élan pacifique une scène finale libératrice de la prise du pouvoir d'une pauvre créature, dénuée de son "God", ayant traversé les limites, les âges, la mort, la vie, la douleur et le plaisir, devenue maîtresse des lieux où elle fut créée, lunette de soleil sur le nez, cocktail à la main.

Le 4 janvier 2024

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PabloEscrobar

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