Je ne sais pas trop par quoi commencer tellement il y a de choses admirables dans cette œuvre vraiment pas comme les autres.


Allez, par la mise en scène ! C'est un délire visuel constant. Je crois qu'il faut aller chercher vers les Terry Gilliam ou les Tim Burton (lorsque celui-ci en avait encore dans le ventre !) pour trouver une telle imagination foisonnante. Les quarante premières minutes sont en noir et blanc, dans un cadre victorien, le plus souvent dans l'étroitesse de la demeure d'un de nos personnages principaux, mais avec des détails absurdes tels que des différents animaux greffés entre eux pour former un seul être vivant (ce n'est pas inutile, puisque, sans trop en révéler, ce bestiaire peu commun contribue, en partie, tel un fusil de Tchekhov, à faire en sorte qu'un des rebondissements du dernier acte ne semble pas sortir de nulle part !), ainsi, on peut croiser par exemple une tête et un cou d'oie sur le corps d'un porcelet. Le reste balance à fond dans les couleurs vives, à travers des CGI, des matte paintings, des décors complètements extravagants (surtout ceux illustrant Lisbonne et les voyages maritimes !), marquant aussi par leur grande diversité, des véhicules volants, des robes de dingue. L'usage récurrent du fisheye, tout au long du film, ajoute à l'étrangeté.


Oui, le récit se déroule au XIXe siècle... ou plutôt dans un XIXe siècle, dans un univers parallèle, dans lequel les éléments absurdes aident à faire accepter et à entièrement entrer dans un monde absurde, dans lequel tout est possible.


Le postulat est celui d'un Frankenstein avec un "monstre" au féminin, mais s'en détache vite, ou du moins en devient un aspect secondaire, pour raconter l'histoire d'une créature, d'une femme dans le corps d'un adulte, avec le cerveau d'un enfant, élevé par son créateur, qu'elle surnomme "God". Élevée d'une manière à ce qu'elle n'intègre pas les préjugés et les manières de son époque, donc disant toujours ce qu'elle pense quand elle le pense, faisant toujours ce qu'elle a envie de faire (ce qui procure quelques pointes de franche rigolade !). C'est une fable sur l'apprentissage de la vie à travers lequel on suit un point de vue qui ne manque jamais de relever les absurdités, les injustices et les hypocrisies de notre époque... oui, celle d'avant, mais aussi la nôtre...


Le tout assume joyeusement son féminisme. Oui, je vois certains d'entre vous se dire, en levant le regard au ciel, "encore, oh putain !". Ouais, mais quand c'est dans le cadre d'une réalisation originale, avec un récit original, avec la sensation enthousiaste de n'avoir jamais été en contact avec une telle œuvre cinématographique, ça fait une sacrée putain de différence.


Ce qui étonne aussi, c'est la franchise des nombreuses séquences de sexe. Pas de drap bien placé où il faut pour que l'on ne voie rien, pas d'ellipses pour ne pas que l'on soit choqué par le moindre bout de sein. Non, ça y va cash, ça assume à fond. Et ces scènes ne sont pas gratuites. C'est le droit de notre héroïne de chercher le plaisir partout où il est susceptible de l'être, sans pudeur, sans honte (d'ailleurs, le noir et blanc disparaît au profit de la couleur à partir du moment lors duquel elle perd sa virginité... globalement, la couleur est ici synonyme de liberté, comme le souligne aussi la brève introduction... dans ce dernier cadre, une liberté sur fond de tragédie, mais une liberté quand même !). Mais c'est aussi compris dans le processus de la recherche de l'amélioration de soi, en regardant les autres, en apprenant à les connaître et, par cet intermédiaire, à se connaître, en approfondissant ses connaissances sociologiques, philosophiques, politiques, médicales, à tout expérimenter, même ce qui s'annonce comme le pire pour mieux l'affronter, pour être plus fort.


Le rôle de la protagoniste est un rôle pas du tout comme les autres. C'est un rôle totalement unique, méritant une actrice l'embrassant à fond, ne lui donnant aucune retenue. Et putain de bordel de merde de ouf... je pèse mes mots... je n'exagère nullement... Emma Stone est formidable, démarche, tel un bébé faisant maladroitement ses premiers pas, ou danse de poupée désarticulée (ce qui tend à disparaître au fur et à mesure, suivant symboliquement l'amélioration de l'esprit de notre pourfendeuse... tout comme la BO de moins en moins discordante !), se mettant à nu (c'est le cas de le dire !) et y allant intensément lors des échanges charnels, sortant, avec un naturel étincelant, un phrasé élaboré et distingué, bien dans la richesse de vocabulaire du siècle victorien... non, sérieux, elle est formidable. Je n'ai jamais vu auparavant une actrice américaine qui a aussi hardiment embrassé un personnage bigger-than-life, qui n'a pas un seul instant froid aux yeux. Autrement, il faut chercher parmi les actrices européennes pour trouver un tel don de soi pour une performance, à l'instar d'Isabelle Adjani dans Possession. Emma Stone m'a bluffé. Elle m'a bluffé. Plus grande interprétation de toute sa carrière, une des plus grandes interprétations tout court. On admire, on s'incline et on ferme sa gueule.


J'ai aussi beaucoup aimé Willem Dafoe et l'évolution surprenante de son personnage. L'acteur est parfait. Il a le talent, le physique (avec un très bon maquillage lui foutant une apparence monstrueuse !). Ce Frankenstein aurait pu être un antagoniste facile. Un dieu refusant que sa création lui échappe. Or, contre toute attente, il renonce à sa posture divine pour adopter celle d'une figure paternelle bienveillante, qui accepte que "sa fille" lui échappe pour le bien de celle-ci, pour qu'elle puisse s'épanouir et non pas pour qu'elle serve de quelconques désirs de possession.


De toute façon, ce volet est incarné par Mark Ruffalo. Une petite parenthèse pour exprimer ma satisfaction de le voir s'extirper enfin de plusieurs années MCU, dans lequel il s'était un peu trop longuement engoncé, en n'offrant pour ainsi dire que ça, pour nous rappeler, le temps de ce long-métrage, qu'il est un acteur brillant. Ici, il parvient à rendre touchant un être pathétique, jaloux, détestable, quelquefois à mourir de rire en pastiche ridiculement mélodramatique de Marlon Brando dans Un tramway nommé Désir.


Ce trio d'acteurs est tellement phénoménal que j'ai trouvé, en comparaison, le reste du casting assez transparent (excepté Margaret Qualley, qui a très peu de temps de présence en deuxième créature, mais qui nous gratifie tout de même d'une interprétation jouissive en bébé, dans le corps d'une jeune adulte, n'arrivant pas à grandir aussi vite que son ainée... à vrai dire, j'en aurais même pris un peu plus avec elle !). C'est la seule faiblesse pour moi de ce long-métrage.


Bon allez, pour finir, sur une touche très positive (parce que ce serait insultant de ne pas le faire !), sur un compliment amplement mérité, bien sûr, je dois un immense merci à Yórgos Lánthimos, le maître d'œuvre de ce grand film pas du tout conventionnel, riche, dense, surprenante et inoubliable, dont j'ai kiffé, comme ce n'est pas permis, le visionnage de la première à la dernière seconde. Merci, Yórgos, merci, merci, thank you, Ευχαριστώ.

Le 16 janvier 2024

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Plume231

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