May December
6.5
May December

Film de Todd Haynes (2023)

On ne peut pas donner tort au réalisateur Todd Haynes de reprendre le thème musical hantant et entêtant de l'excellent film de Joseph Losey, Le Messager (ayant remporté la récompense suprême à Cannes en 1971 ; ce qui était totalement mérité !), composé par Michel Legrand. En effet, quel morceau peut mieux incarner les troubles que ce "pays étranger" qu'est le passé (celles et ceux qui ont vu le Losey comprendront la référence !) continue inévitablement de provoquer chez nous.


Oui, parce que dans May December, on marche en plein dans cette thématique. Par contre, l'histoire se dirige davantage vers Ingmar Bergman et, en particulier, son Persona, avec une réflexion sur le modèle et son double, à savoir ici une actrice de cinéma qui va incarner une femme au passé perturbant (je vais revenir sur ce point plus loin !), en côtoyant cette dernière pour se l'approprier en quelque sorte (d'ailleurs, Natalie Portman imite de plus en plus Julianne Moore au fur et à mesure que le film avance !). L'une va devenir le reflet plus jeune de deux décennies de l'autre (ce qui est mis en relief par plusieurs plans de miroir !). Et inéluctablement, autant une comédienne peut faire totalement sien un personnage fictif, autant elle n'arrivera jamais à être aussi vraie que son modèle.


Alors, l'expression "may-december" désigne une relation dans laquelle les deux partenaires ont une grande différence d'âge. Tant qu'ils sont majeurs et, en toute connaissance de cause, consentants, ce sont leurs oignons. Mais le film s'inspirant de l'affaire Mary Kay Letourneau, l'une des parties n'était pas du tout majeure. Et vu son très jeune âge, il n'est pas question de véritable consentement.


Bref, on suit une comédienne qui doit incarner une femme qui, lors de sa trentaine, a eu des relations sexuelles avec un camarade de classe de son fils, ayant seulement 14 ans. La prédatrice a fait plusieurs années de prison, mais a néanmoins continué sa liaison avec son trop jeune amant, s'est marié, est toujours marié avec lui, et a eu trois enfants. Oui, donc, la comédienne va à la rencontre de son "futur rôle", en suivant notre ancienne condamnée et en apprenant à la connaître à travers son regard et celui des autres.


Et Todd Haynes ne juge pas ces caractères (du moins explicitement, donnant quasiment tout le travail de réflexion à faire au spectateur !), on est constamment dans cette "zone grise" que le personnage joué par Natalie Portman évoque au détour d'une séquence. On est dans le présent. On est obligé de côtoyer des personnes rongées par leur passé, qui a bien sûr laissé des traces indélébiles, comme on pourrait l'être amené à le faire dans notre réalité. C'est ça qui met mal à l'aise, c'est cette justesse.


Reste que j'aurais défoncé le long-métrage si l'ensemble ne s'était focalisé que sur les relations entre l'actrice et son "modèle". Ben oui, à côté de cela, il y a bien plus grave, il y a bien plus important, il y a la personne la plus à plaindre, la véritable victime, qu'on ne peut pas se permettre de résumer uniquement à une figure sans substance apparaissant de temps en temps, que quand l'une des femmes susnommées est là, à savoir le jeune marié.


Mais non, heureusement, le film s'écarte régulièrement du duo féminin pour se concentrer exclusivement sur lui, pour nous faire ressentir les séquelles psychologiques dont il porte courageusement le poids assez insoutenable, avec une humanité remarquable, pensant plus au bien-être des autres (ce que symbolise sa passion pour l'élevage de papillons !) qu'au sien. On est entièrement avec lui, que ce soit par l'intermédiaire d'une conversation mutique avec son père ou par ses liens avec ses enfants, qu'il regarde avoir une jeunesse à laquelle il n'a jamais eu le droit (dans cette optique, les moments de la remise des diplômes et de la discussion sur le toit sont poignants !).


Et si Julianne Moore ainsi que Natalie Portman sont impeccables, celui qui tire son épingle du jeu est sans conteste un touchant Charles Melton qui s'en sort magistralement dans un rôle très complexe, facilement casse-gueule, car la plupart des choses qu'il exprime sont de l'ordre de l'insondable.


Autrement, du point de vue visuel, outre les miroirs, on retrouve aussi évidemment le côté sirkien de Haynes, avec ses pièces de maison, ses banlieues, ses rues bien propres, ses pelouses bien tondues, sa nature environnante luxuriante et ensoleillée, qui contrastent fortement avec l'intérieur trouble de l'âme humaine. Ce qui ne contribue pas peu à l'aspect dérangeant, donc juste, je le répète, de cette œuvre.

Le 23 janvier 2024

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