Métamorphose narcissique
J'aime beaucoup le cinéma de Todd Haynes, lorsqu'il s'attache à porter sa caméra au delà du mur des apparences pour disséquer un certain "American way of life", et traquer les malaises et...
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le 26 janv. 2024
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Attiré indéniablement par le mélodrame, genre qu'il a côtoyé notamment avec Mildred Pierce (2011) et Carol (2015), Todd Haynes y retourne de nouveau avec May December mais non sans se départir d’une certaine malice : il s’empare d’un drame ordinaire devenu célèbre, “l’affaire Mary Kay Letourneau” (la relation amoureuse d'une trentenaire avec un jeune adolescent), jouant sur les apparences, clichés et attentes de ses spectateurs afin de mieux dévier vers le thriller psychologique et sa question identitaire : comment nos identités se façonnent et se heurtent aux injonctions d’une société toujours plus conformiste.
Une distanciation avec le genre revendiquée dès l’entame, avec ce contraste prononcé entre un papillon et une musique ostensiblement dramatique, surgissant de manière inopinée un peu comme dans le Blue Velvet de Lynch : une séquence annonçant le mélodrame, avec cette coloration musicale ample, ce thème de l’apparence dissimulant un drame latent, tout en instillant le trouble dans l’esprit du spectateur : la musique et la photographie sont connotées, tout comme la métaphore du papillon est clichée. Les codes s’exhibent, prêts à être manipulés plutôt qu’épousés.
Une démarche - d’observation, de mise à distance et de manipulation des codes – que l’intrigue de May December introduit subtilement en mêlant sujet pour tabloïd et réflexion sur le travail de l’actrice, copie de son modèle réel et invention d’un double, à la manière de Persona. Une mise à distance, d’ailleurs, revendiquée par cette histoire débutant une vingtaine d’années après l’époque du scandale (les années 90 durant lesquelles l’adulte Gracie a eu une relation avec un jeune collégien, Joe, fondant depuis une nouvelle vie de famille avec lui), et par le regard du personnage extérieur que nous empruntons (celui d’Elizabeth, une célèbre actrice, qui s’immisce dans la vie du couple pour nourrir sa future prestation à l'écran). La force de May December, ainsi, sera de jongler avec l'ambiguïté de cet amour interdit normalisé par le temps qui passe. Avec ce recul de vingt ans, mettant à distance les passions médiatiques, le scandale d’antan semble être devenu l’histoire ordinaire d’un couple et de ses enfants. Du moins en apparence…
Mais dans May December tout est affaire d’illusions. On le comprend vite avec ces choix esthétiques doucement insidieux (lumière vaporeuse venant troubler la clarté de certains tableaux), et avec cette aptitude qu’ont les personnages à être en représentation les uns par rapport aux autres, à commencer par Elizabeth (remarquable performance de Natalie Portman). De la même façon, le scénario joue habilement avec les attentes du spectateur pour troubler l’image un peu trop ordinaire du couple : la faculté qu’à Gracie à agir comme si elle était une mère pour Joe (en préparant de manière compulsive des gâteaux, par exemple) devient vite perturbante car nous avons évidemment en tête ses antécédents. Une impression d’autant plus dérangeante que le personnage de Joe semble être lui-même un éternel adolescent (en retrait par rapport à son épouse, physique juvénile), comme le suggère symboliquement ces papillons qui le passionnent : poignante d’ailleurs cette séquence où il rend sa liberté à un papillon monarque, alors que lui-même n’a pas pu goûter à cet épanouissement.
Film sur un film en préparation, May December joue intelligemment de cette mise en abyme pour troubler également toute notion de vérité. Une vérité à laquelle nous devrions avoir accès à travers le regard d’Elizabeth - personnage supposément neutre chargé d’exposer la vérité de l’affaire ou des individus à l’écran - mais qui nous semble illusoire tant la posture de cette dernière est ambiguë : contaminée par le poids de ses propres ambitions et son égocentrisme, son approche du réel est faussée, elle ne peut comprendre son modèle. Ce n’est pas seulement l’apparence du couple que Haynes questionne, mais également celle d’une actrice calculatrice, jouant l’empathie en public et le mépris en privé, et qui va se perdre malgré elle dans une utopique quête de réalisme.
En mettant ainsi en cause le regard de l’actrice, May December parachève son ambition première qui est de troubler les attentes du spectateur. Initialement aux côtés d’Elizabeth pour percer les mystères de l’affaire, notre jugement se retrouve privé de toute boussole morale : désorienté, perdu, nous faisons face à une grande ambiguïté éthique, sur le fond de l’affaire comme sur ce projet d’adaptation fictionnelle qui a tout déclenché. Un trouble d’autant plus persistant qu’il est entretenu par la relation équivoque entre l’actrice et son modèle, avec le remarquable duo Julianne Moore-Natalie Portman, vraies fausses jumelles, vraies manipulatrices de l'histoire.
Cet étiolement de la moralité et de l’éthique, minutieusement travaillé par Haynes, permet la diffusion du poison : le doute, la crainte de voir ressurgir le mal profond, celui d’une pédophilie ressurgissant des entrailles du passé pour venir contaminer le présent. Tel un châtiment, une malédiction. Ce sentiment de malédiction est ostensiblement présent à l’écran, à travers l’approche d’Elizabeth qui reproduit avec vingt ans de retard les comportements de Gracie. Mais il est présent également par la réappropriation très malicieuse de la bande originale du Messager de Joseph Losey, partition composée en son temps par Michel Legrand et dont la remise au “goût du jour” opérée par Marcelo Zarvos vient concrétiser, d’une certaine façon, la démarche artistique de Todd Haynes : surgissant d’outre-tombe, la musique d’hier devient celle d’aujourd'hui, les maux du passé peuvent toujours s’écrire au présent.
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Le 26 janvier 2024
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