En aveugle
En aveugle

livre de Eugene Marten (2003)

Entre étrangeté et mystère, un livre puissamment elliptique et déstabilisant

Après la traduction de l’abasourdissant Ordure en 2021, les éditions Quidam poursuivent la promotion française de l’une des voix les plus singulières de la littérature américaine avec cet autre ouvrage, tout aussi peu ordinaire, publié dans sa version originale en 2003.


Manifestement tout juste libéré après une longue incarcération, le narrateur revient dans sa ville. Sans papiers, sans ressources ni logement, seul, il finit par se dégoter, assez fortuitement, un emploi quelque peu incertain dans une serrurerie tenue par un Syrien. La première partie du récit le voit organiser tant bien que mal son nouveau quotidien, un peu comme un naufragé, ayant inespérément agrippé une planche, s’évertuerait à résister au courant qui l’aspire vers le fond. Pas d’autre choix que de mettre de côté la détresse et la mélancolie qui suintent entre les mots, tant pis si la chambre louée à la semaine empeste la vieille moquette et grouille de cafards, la misère emplit les rues crasseuses du quartier de ceux qui n’ont même pas cette chance. Alors, reste à apprendre sur le tas, sans compter la sueur ni les heures, ce métier des clés et des serrures qui conduira le traducteur à remercier une source pour son expertise « dans le domaine de la serrurerie et du crochetage. »


Mais, plus le roman déploie, avec une minutie confondante, ses descriptions du travail sur les serrures, laissant toute la place au nouveau rôle, distribué par le sort, auquel le personnage s’efforce de se plier avec le pragmatisme résigné de qui s’est habitué à devoir s’adapter pour survivre, plus les ellipses ménageant de vertigineux aperçus sur le passé terrible du narrateur creusent leur trou noir. Progressivement suggérés au travers des mailles du récit, comme autant de pièces éparses d’un puzzle incomplet, commencent à s’assembler dans l’esprit du lecteur les éléments d’un tragique engrenage qui, malgré la culpabilité et le remords, n’a pas fini de dérouler sa spirale infernale. Dès lors, empruntant certains codes au polar et jouant à nous surprendre de ses bifurcations inattendues, la narration accélère la descente aux enfers de son principal protagoniste. Dans cette Amérique peinte en un noir profond, celui de la misère et du désespoir, gare à celui qui dérape et lâche la rampe de l’escalier social : l’exclusion est une trappe qui ne recrache jamais ses proies.


Entre étrangeté et mystère, un livre encore une fois puissamment elliptique et déstabilisant, absolument original, de la part d’un auteur décidément hanté par la violence sociale et l’exclusion dans des Etats-Unis aux antipodes du rêve américain.


https://leslecturesdecannetille.blogspot.com

Cannetille
8
Écrit par

Le 13 février 2024

Critique lue 2 fois

2 j'aime

Cannetille

Écrit par

Critique lue 2 fois

2

Du même critique

Triste tigre
Cannetille
10

LE livre de la rentrée littéraire

Lorsque son beau-père surgit dans sa vie en 1983, Neige Sinno a sept ans et lui vingt-quatre. Elle a déjà une sœur et cette seconde union de sa mère ajoutera bientôt deux demi-frères et sœurs à la...

le 6 oct. 2023

14 j'aime

4

Le Mage du Kremlin
Cannetille
10

Une lecture fascinante

Lui-même ancien conseiller de Matteo Renzi, l’auteur d’essais politiques Giuliano da Empoli ressent une telle fascination pour Vladimir Sourkov, « le Raspoutine de Poutine », pendant vingt ans...

le 7 sept. 2022

14 j'aime

2

Veiller sur elle
Cannetille
9

Magnifique ode à la liberté sur fond d'Italie fasciste

En 1986, un vieil homme agonise dans une abbaye italienne. Il n’a jamais prononcé ses vœux, pourtant c’est là qu’il a vécu les quarante dernières années de sa vie, cloîtré pour rester auprès d’elle :...

le 14 sept. 2023

13 j'aime

6